Ce qu'on ne voit plus
ne disparaitra pas - Partie 2
Carnet de bord 06 de l'Expédition Bleue
Mis en ligne le 21 septembre 2022
Fragments co-écrit par Camille Deslauriers, Erika Arsenault & Tina Laphengphratheng
À bord de l’impressionnant voilier Ecomaris, un équipage diversifié, mené par 7 femmes, dont certains issus de la communauté LGBTQ2+ et leurs acolytes participeront au projet qui parcourra le golfe du Saint-Laurent et ses rivages pendant près de trois semaines pour étudier et documenter la pollution plastique et témoigner des changements climatiques.
Durant le périple de 20 jours au coeur du golfe du Saint-Laurent, nous publierons une panoplie de carnets de bord, microrécits et cartes postales, le tout produit par l'équipe à bord du voilier.
Bienvenue à bord!
Ce qu'on ne voit plus ne disparaitra pas - Partie 2
« Il y a des zones mortes au fond de la mer comme au fond du corps. Des sites inaccessibles, hypoxiques et engourdis. Des lieux d’oublis, d’anesthésies. C’est de là que je t’écris. C’est ça qui écrit en moi. »
- Olivia Tapiero, Rien du tout, Montréal, Mémoire d’encrier, 2021, p. 19
Il y a des côtes presque inhabitées, des îles pas tout à fait désertes, mais qui cachent encore des zones sauvages.
À Rocky Harbour comme sur le flanc sud d’Anticosti, les berges-poubelles sont des miroirs alarmants. Des kilomètres rocheux dévoilent leurs déchets aux deux centimètres carrés. Les chevreuils, les renards, les lièvres y côtoient les verres de styromousse, les canettes de bière, les bouées, les applicateurs de tampons érodés. Les élymes des sables poussent à travers les cages à homard. Les cordages étranglent les épilobes. Les filets de pêche, les lambeaux de bâches et les vieux tapis se décomposent sous le bois d’échouerie.
On ne marche pas un mètre sans mettre le pied sur un élastique ou une bague comme celles qu’on enlève quand on ouvre une pinte de lait. On les ramasse aussitôt pour éviter que les bernaches et les martins-pêcheurs ne se coincent le bec dedans.
On déniche un simulacre d’oie blanche et brune bringuebalant décoloré qu’on décide de rapporter sur l’Ecomaris. On le glisse dans sa main et on l’agite comme une marionnette.
On la baptise madame Belle-Oie.
On en fera notre mascotte.
Ou l’emblème de la dégradation de nos littoraux du Saint-Laurent.
Notre nettoyage des berges est terminé. On ramène sept gros sacs de déchets plastiques à bord du zodiac, en cassant les vagues.
Si on ne se réveille pas, dans un million d’années, nos reflets seront réduits à des fossiles de Tim Horton qu’on retrouvera sur les berges du Saint-Laurent. On étudiera les couches sédimentaires et on se demandera de quel animal il s’agit.
Il y a des côtes presque inhabitées, des îles pas tout à fait désertes qui cachent encore des zones sauvages insalubres.
C’est de là que je vous écris.
C’est ça qui écrit en moi.
- Camille Deslauriers
On avance à tâtons parmi les cailloux, la laitue de mer, les fragments d’oursins et de coquillages. On arrive en zone inhabitée. L’île Nue de l’Archipel-de-Mingan. On ne s’attend à rien. Rien d’autre que les sternes arctiques protégées par la réserve du parc national, l’étoile de mer commune, la végétation – la Mertensie maritime, les airelles, le céraiste alpin.
On ne s’attend pas à une telle dévastation. Morceaux épars de cage de homards filaments de cordages carcasse de bouteilles de tampons de bouées de cartouches pour la chasse. On ne s’attend pas aux dryades de Drummond tissées à du polypropylène, vestiges de cordages en fibres synthétiques.
On ne s’attend pas à retrouver des familles d’araignées dans les bouchons de bouteilles à usage unique.
Toute cette vie tressée au plastique.
- Tina Laphengphratheng
Ici, le quotidien c’est la vie aquatique, florale, animale. Beaucoup d’autres vies que la vie humaine. Ici, il y a des points de vue trop grands pour les yeux, des panoramas surréels. La navigation nous donne le temps d’être touchées par ce Québec qu’on connaît si peu. Nos émotions sont mélangées et mélangeantes. À force de côtoyer ce pays, il est devenu quelqu’un. On souffre avec lui et ses blessures de macroplastiques et de microplastiques.
Sur les berges, on trouve le désastre dans la beauté. Les déchets parmi les nids de macareux. Au moins, on laissera l’endroit plus propre qu’à notre arrivée. On ramasse tout ce qu’on peut et les sacs poubelles se multiplient sur le bateau en même temps que nos tristesses et nos angoisses de fin du monde. Qu’est-ce qu’on a fait de nos berges? On hurle fuck sur le pont. On hurle à la nuit dans l’archipel des îles Sainte-Marie.
On est au tout début. On calcule le temps que ça prendrait pour nettoyer tout l’archipel.
Un million d’années peut-être.
On imagine les changements positifs, si toutes les institutions, solidaires, s’engageaient à protéger le fleuve.
- Erika Arsenault